DIMITRI CHOSTAKOVITCH | SUITE SUR DES POÈMES DE MICHELANGELO BUONARROTI, OP. 145a
French translation by Silvia Guzzi
- Vérité
S’il est un ancien proverbe qui est vrai,
Seigneur, le voici : celui qui peut jamais ne veut.
Tu as cru fables, paroles et gueux
et à l’ennemi du vrai tu as donné ton lait.
Je suis et j’ai été fidèle serviteur en ton palais ;
à toi je suis donné comme rayons au soleil,
mais ton indifférence est sans pareille,
et plus je m’applique moins je te plais.
J’ai voulu m’élever en suivant cette onde,
et ta juste balance et ta puissante épée
j’ai voulu devenir, et non la voix de l’écho.
Mais le ciel nie toute vertu à ce monde
s’il prétend que nous nous allions chercher
le fruit d’un arbre sans eau.
- Matin
Qu’elle est gaie, heureuse et vive d’émotion
la guirlande de fleurs sur ses boucles dorées,
l’une, l’autre et toutes s’élancent enivrées
comme rivalisant pour lui baiser le front !
Tout le jour cette tunique rayonne de bonheur,
qui sa poitrine enserre puis laisse gonfler,
et cette trame au fil doré
sans peur caresse ses joues et son cœur.
Mais une plus grande liesse émane de ce ruban,
en ses pointes resplendissant, quand de sa douce facture
il presse et touche la poitrine qu’il vient enlacer.
Et l’agile ceinture qui autour d’elle sans fin s’épand,
semble vouloir crier : que cette étreinte à jamais perdure !
Car que feraient mes bras s’ils ne pouvaient l’aimer ?
- Amour
Dis-moi de grâce, Amour, si mes yeux voient
la vraie beauté de celle pour qui je me meurs,
ou bien vit-elle au fond de moi, et à toute heure,
c’est son visage sculpté que j’aperçois.
Tu dois bien le savoir, toi son sire
qui tourmente ma paix et m’abreuve de fiel ;
ni renoncer au moindre soupir de ma belle,
ni feu moins ardent je ne désire.
« La beauté que tu vois est bien d‘elle ;
mais elle grandit quand elle atteint d’autres cieux,
quand par tes yeux mortels à ton âme elle se hisse.
Elle se fait ainsi divine et pure et belle
comme toute chose immortelle c’est son pareil qu’elle veut :
c’est elle, non l’autre, qui alors dans tes yeux se tisse. »
- Séparation
Avec quelle hardiesse pourrais-je rire,
sans vous ma douce rester en vie pourtant,
ni sans votre aide me départir à présent ?
Ces sanglots, ces pleurs et ces soupirs
que mon humble cœur vous adressent,
dame, sont la preuve maîtresse
de ma mort à venir et de mon martyr.
Mais s’il est vrai que mon absence, mon trépas
jetterait dans l’oubli ma fidèle servitude,
à vous j’abandonne mon cœur, qui ne m’appartient pas.
- Colère
Ici, de calices, on fait des épées et des haches,
et le sang du Christ est vendu par poignées,
sa croix, ses épines sont lances et boucliers
et pourtant sa patience il nous offre sans relâche.
Ne le laissez plus descendre dans ces contrées,
car son sang jusqu‘aux étoiles monterait alors,
puisqu’à Rome on vend sa peau et son corps
et que de toute vertu la trace a été effacée.
Me voilà privé de mes trésors, ma dernière chance,
hélas, oui, l’homme à la chape tout ouvrage m’interdit,
comme Méduse en Mauritanie, de lui vient l’offense ;
mais bien qu’au ciel la pauvreté soit aimable et jolie,
comment de notre état recevoir la vraie récompense,
si un nouvel étendard vient frapper cette autre vie ?
- Dante
Quittant les cieux, en son corps mortel, il vint à nous,
mais quand il eût sondé l’un et l‘autre enfer,
il remonta vivant contempler l’Éternel et faire
sur toute chose en ce monde descendre la vraie lumière.
Cet astre brillant de tant d’éclat
illumina le pauvre nid où je naquis
mais en retour reçut ce monde flétri ;
toi seul, qui le créa, sait le mystère de l’au-delà.
Dante, son œuvre et son noble but
furent par trop ignorés de ce peuple ingrat
qui seul aux justes nie son salut.
Que ne suis-je lui ! Et avoir son aura !
Contre son dur exil, sa vie et ses vertus
j’échangerais jusqu’au plus bel apparat.
- À l’exilé
De l’astre, la vérité toujours est tue,
car même à l’aveugle il est lumière trop pure,
plus aisé est le blâme aux ennemis parjures,
que l’ascension à sa moindre vertu.
Il explora pour nous les gouffres et ses leurres
puis léger vers Dieu il s’éleva ;
et tandis que le ciel à lui s’ouvrit sans heurts,
la patrie de ses murs l’exila.
Ingrate est-elle cette patrie et habile aussi
à gâter son propre destin ; il n’est de signe plus évident
qu’aux meilleurs elle prodigue les pires tourments.
D’entre mille, vous dis-je, une seule preuve suffit :
jamais exil ne fut moins juste ni moins troublant
et jamais aucun homme ne fut aussi grand.
- Créativité
Si mon lourd marteau façonne les durs rochers
à telle image ou à tel autre visage humain,
de la main qui le guide, le regarde et le tient,
il suit l’élan mais frappe à un rythme étranger.
Or l‘instrument divin qui au ciel règne et vit,
sans aide se vêt et revêt toute chose de beauté ;
et bien que jamais nul marteau sans autre ne fut créé,
ce marteau-là, à tous et à lui seul, donne la vie.
Plus haut il se lève sur la forge et le feu,
plus fort est son coup au grand jour :
depuis le ciel, par-dessus moi, celui-ci a frappé.
Mon ouvrage restera incomplet en ce lieu,
si l’atelier divin ne lui prête secours,
lui qui solitaire en ce monde s’est vu abandonné.
- Nuit
La Nuit veille en douce posture, regarde-la
elle dort, c’est un ange qui l’a sculptée si jolie
dans ce marbre, et son sommeil lui prête vie :
Réveille-la, si tu en doutes, elle te répondra.
—Giovanni di Carlo Strozzi
Que mon sommeil m’est cher, et plus encore être de pierre,
tant que la blessure et la honte perdurent ;
ne pas voir ni sentir m’est de bon augure ;
de grâce, ne me réveille pas, et parle bas sous le lierre.
- Mort
De la mort je ne doute, mais son heure m’est mystère,
je sais la vie courte et le temps m’est compté ;
elle est douce à mes sens mais tranchante épée
à mon âme qui implore ma fin sur cette terre.
Le monde est aveugle et le mauvais exemple encore
vainc et submerge toute perfection et toute liesse ;
la lumière s’est éteinte, et avec elle la dernière hardiesse,
le mensonge triomphe et la vérité à jamais s’endort.
Hélas, Seigneur, quand donc viendra l’heure
pour celui qui t’attend ? Chaque instant est pénible
qui en lui tue l’espoir et son âme rend mortelle.
À quoi servent tes promesses, tes lueurs
si la mort la première et sans fuite possible
fige nos âmes en cette prison éternelle ?
- Immortalité
Ici mon sort a voulu qu’avant l‘heure je m’endorme,
mais je ne suis pas mort ; bien qu’ayant changé de demeure,
en toi je reste vivant, toi qui me vois et me pleures,
s’il est vrai que l’être aimé en l’autre prend forme.
Ici on me croit mort ; mais j’ai vécu offrant au monde
mon meilleur réconfort, et j’ai porté en mon sein
les âmes de mille amours vraies ; ainsi, même loin,
la pensée d’une seule me sauve de la fin immonde.
Traductions: Silvia Guzzi